30 Mar
30Mar

'' Les hommes sont égaux. Certains sont plus égaux que d'autres ''.

Cette belle phrase de Georges Orwell donne toute la mesure d'une qualification forcément délictueuse dans le propre de son essence, de sa portée et des ses répercussions sur le comportement social des individus en général.

N'est-il pas, en effet, contradictoire, voire anachronique, de prendre pour une donnée naturelle ce que, durant les années soixante et soixante dix du temps marocain, nous considérions tous être un positionnement de classe condamnable, parce que supposant un embourgeoisement intellectuel inacceptable du point de vue de la révolution socialiste et de l'internationalisme prolétarien?

On peut comprendre que l'on puisse sourire d'un tel rappel. Mais, cela ne pose-t-il pas la question de la légitimité d'un tel concept, l'élite, dans un espace humain, culturel, voire civilisationnel, qui utilise généralement les terminologies en dehors de leur contexte sociologique et politique. 


Elites et stratification sociale

Le concept d'élite n'est pas neutre. Il décline matériellement un positionnent de commandement et de dominance prêt à être mis en œuvre. L'élite n'est pas une définition passive qui renvoie à une situation idéaltype ou théorique pure. Le concept, tel qu'il a été défini et utilisé par la sociologie, rend-compte d'une matérialité identitaire qui érige les dépositaires en acteurs prêts à agir, dès le moment où ils s'insèrent dans le moule élitiste.

Comment se pose, à partir de cette approche du concept, la question de l'élite dans la société marocaine, ou, pour inverser la problématique, comment approcher l'élite marocaine au regard du politique dominant au Maroc ?

Il n’est pas nécessaire de revenir sur les différentes définitions qui sont données de la notion d'élite, d'autant qu’il est largement expliqué la substance et l'étymologie de cette notion. Pourquoi, cependant, utiliser "élite'' au singulier, alors que l'usage et la logique empirique voudraient que le pluriel soit le plus adapté. 

L'esquisse de réflexion proposée ici est d'approcher le concept "élite" au travers de la charge emblématique qu'il renferme, d'une part, et au contact des ambitions, individuelles et par groupes, des prétendants à l'exercice du pouvoir au Maroc, d'autre part. Ce qui devrait permettre de vérifier si, en tant que groupe social, les élites marocaines ont d'abord conscience de leur position de ''privilégiés'', et en cela, est-ce que ledit groupe est porteur d'un idéal politique, ou agit-il en simple réacteur d'une vision de l'environnement immédiat qui lui est extérieure et à laquelle il est appelé à s'adapter, afin d'atteindre la finalité même de toute élite politique, l'exercice du pouvoir.

Historiquement, le concept d'élite - en tant que rendu matériel, moral et social du statut d'un groupe - est d'utilisation récente dans le champ et le discours politiques marocains.

Le politique au Maroc s'identifie, en effet, par deux éléments fondateurs:

 1) Il s'agit d'un exercice qui met en contact dialectique permanent, l'ensemble de la classe politique marocaine et la monarchie. En cela, le champ politique est traversé, de part en part, d'un donné fondamental : le discours usité est teinté de populisme à l'excès. Tout va et revient vers le peuple comme référence matricielle. 

2) À l'intérieur de la classe politique marocaine, chaque acteur se présente comme étant un quémandeur altruiste de démocratie, d'égalité et de justice sociales. En cela également, le discours veut s'inscrire en harmonie avec la volonté populaire, plutôt qu'en outsider éclairé agissant au nom et pour le bien de la Communauté.

En d'autres termes, les composantes de la classe politique marocaine ne s'identifient séparément les unes par rapport aux autres que pour mieux s'émousser dans l'unicité qui en fait un corps homogène, un corps censé agir dans l'intérêt de la nation. L'unicité est ici une unicité de résultat. Elle exprime une volonté une et indivisible, celle quémandant la confiance populaire.

Les différentes élites que comprend le système marocain, lorsqu'elles s'expriment sur le terrain politique, perdent toute autonomie dès le moment où, d'un côté, elle n'ont pas été l'aboutissement d'un processus de formation élitiste volontaire et prédestiné à participer à la stabilité de ce système. D'un autre côté, le statut d'élite est un acquis extérieur qui vient consacrer une situation de fait, un constat a posteriori qui peut, selon le cas, donner lieu, ou non, à une participation active au façonnement du politique marocain et, peut-être, à l'exercice du pouvoir d'État.

Le singulier renvoie donc à l'essence même du concept élite appliqué au champ politique marocain. Bien sûr, la classe politique marocaine est composée d'élites plurielles, comme pour toute société en mouvement. Ce qui nous intéresse dans cette réflexion, c'est de savoir si, à l'intérieur de  ce champ, les élites marocaines agissent sur le politique ? Si non, qu'elle est l'essence de ces élites, en considération de la factualité politique marocaine immédiate ?


Concept d'élite et quête de l'affirmation de soi

Il est légitime de prétendre à l'exercice du pouvoir, dès lors où l'indicateur de départ est de se distinguer soit par le savoir, soit par la richesse, ou encore par la compétence, dans sa vie, son travail et, au préalable, dans la quête de son statut social.

N'est-ce pas là un instinct naturel de l'espèce humaine! 

L'hégémonie, la distinction, le pouvoir dans ses diverses ramifications motivent les individus et les groupes, dès le moment où, au sein de la société, être le meilleur est une ambition pleinement justifiée. Mais, cette compétition ne permet-elle pas, a contrario, comme par dépit, de donner la mesure des rapports sociaux qui s'établissent au sein de la société et, donc, d'identifier le type de société à laquelle on a affaire ? 

On appelait cela, jadis, dans un temps qu'il n'est désormais point de bon ton de rappeler, la société de classes. Car, il est bien évident que l'élitisme est le propre d'une société qui admet, en son sein et dans les relations sociales qui s'y établissent, la compartimentation et la distinction de classes comme mode d'action et de participation à la vie politique, économique et sociale. 

La société marocaine, à l'instar de toute société composite, est une société de classes. Elle admet et fonctionne sur la base de la différenciation de statuts et d'appartenance comme vecteurs d'identification culturelle, sociologique et politique. 

C'est de cette compartimentation que le concept "élite" tire son existence dans le champ politique marocain. La quête de la distinction sociale et un attribut matériel identifiant l'élite marocaine. Parce qu'elle est à l'origine de la volonté de s'insérer dans le moule de la participation au pouvoir d'État et de l'autorité. Cela indépendamment de la réalité inhérente à ce pouvoir et à cette autorité, quand bien même ceux-ci ne soient que des dérivés fades d'un centre de pouvoir se situant en dehors du champ de compétition politique finale.

En effet, il faut bien comprendre qu'au Maroc, la compétition politique se situe à deux niveaux : 

    - Un premier niveau, qui échappe à tout contrôle politique factuel et quotidien. Il s'agit de la sphère monarchique, où le pouvoir d'État n'est susceptible d'aucune compétition et, donc, d'aucune prétention. 

    - Un deuxième niveau, à une échelle largement inférieure au premier niveau, où se bousculent toutes les ambitions et toutes les prétentions.

    C'est à l'échelle de ce deuxième niveau que la conceptualisation politique admet la distinction et l'élitisme comme facteurs de sélection dans le champ politique marocain.

Il devient donc aisé de comprendre que la compétition politique retienne l'adhésion comme une condition impérative d'intégration sociale, d'autant que le système politique marocain agit comme un moteur à deux temps: le temps monarchique, qui fonctionne suivant une logique extérieure à la factualité politique immédiate; le temps politique, qui, lui, est connecté à la classe politique marocaine, dans ses différentes ramifications et dans sa dispersion.

Comment situer, dans une telle configuration, l'élite marocaine, en tant que groupe s'identifiant par rapport et en référence à toute la nation?

Il est bien convenu que l'élite soit en fait des élites. Au Maroc, comme ailleurs, l'élite est composite. Elle est formée d'entités éparses et diverses. Nous parlons ainsi d'élite politique, d'élite économique, d'élite intellectuelle, d'élite scientifique, d'élite religieuse pour ne pas dire cléricale, etc.

Cette compartimentation vaut donc pour la société marocaine, avec cette différence majeure que la conscience d'être un groupe d'intérêts identifié par lui-même, pour lui-même, n'a pas d'existence objective. Autrement dit, l'élite marocaine n'est pas un groupe homogène, et ne peut de toutes les façons pas revendiquer un statut de groupe social défendant, ou du moins s'identifiant à un idéal commun. Tout au plus pourrait-on supposer qu'il existe une caractéristique commune à toute l'élite marocaine, prise dans les conditions de développement politique actuel, à savoir l'ambition d'être intégrée au processus de récupération fonctionnelle qui s'est institutionnalisé depuis le début des années 90 du 20è siècle.

Quel est ce processus de récupération fonctionnelle ?


Monarchie, élites et récupération

Le politique marocain est connu pour obéir à la logique descendante suivante :

    1) La Monarchie, gardienne du temple marocain, est un arbitre institutionnel régulateur de l’État, dans l’État. À ce titre, elle n’est pas partie prenante dans le jeu électif et politique qui anime le champ social, économique et culturel national. La monarchie en est, en fait et en droit, le protecteur bienveillant du système et son inspirateur en dernier ressort.

    2) Le système politique marocain est pluraliste. Il interdit le parti unique.

    3) Les partis politiques participent à l’encadrement et à l’organisation de la société. Ils sont les acteurs les plus directs de et dans la prise de décision tant institutionnelle que politique ou économique. 

En conséquence de cette logique originelle, les processus électoraux qu’a connus le Maroc depuis 1961 ont permis l’éclosion d'élites à la fois aux plans local et central.

Il est de notoriété, en effet, que les élections ont constitué, au Maroc plus qu'ailleurs dans les pays arabes et africains, un faisceau éclaireur du processus d'émergence des élites. Cela d'une part. D’autre part, l’éducation à la démocratie étant une responsabilité partagée de l’État, des partis politiques et des composantes averties de la société, il était dans l’ordre naturel des choses que ces structures produisent de nouveaux acteurs venus sur la scène socio-politique marocaine qui sont constitués d’individualités émergentes dans leurs sphères d'activités respectives. Ce qui les différencie des politiques professionnels qui, eux, fonctionnent en mode interactif, influant le politique et subissant, suivant le même mouvement, l'influence de celui-ci. 

    Par ailleurs, au fur et à mesure que l’État a vu ses tâches économiques et sociales s'amplifier, son rôle d’éducateur central se préciser et, donc, devenir de plus en plus multiforme, la société marocaine, dans ses différentes strates et composantes, a élargi son champ de réflexion et d’intervention. De revendicatrice passive de la démocratie, la société s’est investie dans la gestion directe de la chose publique, sous diverses expressions, à travers justement les différentes élites qui se sont formées en fonction des âges du temps politique marocain.

    Au plan de la théorie pure, quand on regarde l’évolution politique et sociale marocaine, on constate que cette histoire peut être compartimentée en trois phases qui, en fin de compte, s’imbriquent en se recoupant.

    - La première phase est celle de l’institutionnalisation de l’exercice du pouvoir politique d’État. Etalée sur deux décennies environ (1960-75), cette phase est caractérisée par la recherche, par l’État, des moyens juridiques d’encadrement de la société dans son ensemble. Acteur dynamique du développement, l’État fut le principal employeur et le référentiel matériel de la promotion sociale. La société politique vivait son essor au contact d’un État, certes centralisateur, mais en perfectionnement politique permanent évident. 

    La pratique sociale qui s’est développée durant cette phase est marquée par un jeu politique en effervescence originaire. Ce qui en faisait un facteur de mobilisation sociale et le moteur de tout processus de démocratisation en devenir. Car, il est acquis que l’État marocain des années soixante/soixante dix était un État en quête de démocratie, dans ses balbutiements bien sûr, ses égarements nombreux, cela est certain, mais éternellement engagé à épouser la voie qui ne confère pas automatiquement au régime de parti unique et de flagellation irréductible et mécanique de toute opposition.

    La deuxième phase s'étale le long de la période allant de 1976 (date des premières communales organisées sous les auspices de la 3è constitution marocaine de 1972) à 2007, date des élections Législatives organisées sous la 5è et dernière constitution du 13 septembre 1996. Cette phase est la plus prolifique en termes de revendications politiques et sociales en antagonisme ‘’pacifique’’ avec le pouvoir politique d'État dominant. Elle permet, du coup, de  mieux appréhender la compétition politique au travers et de l'intérieur des institutions existantes, plutôt qu'en de hors d'elles. 

    Le Maroc a connu, lors de cette période, un profond bouleversement, tant au niveau des concepts clefs éclairant la pratique politique marocaine, intra et extra-étatique, qu’en ce qui concerne la physionomie politique et institutionnelle de l’État en lui-même, ainsi que de la logique guidant son rapport à la société, élites et populations confondues.

Extraits du livre ''Bénis soient nos gouvernants'', Najib BENSBIA, éditions Hadia Pub, 2005

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