Turbulences

Sommes-nous des citoyens à part entière ? Interrogation sacerdotale ! Sommes-nous des Marocains, au sens où la nation a pour nous une appréhension identitaire ? Interpellation arrogante. Pourtant ! Chaque être vivant sur cette terre qui est la nôtre s’est trouvé, à toutes les fois qu’il est en face d’un problème social qui hante sa mémoire active, confronté à cette question lancinante de savoir si le Maroc – en tant que société composée d’individus qui sont censés être liés par des sentiments d’appartenance communautaire et des élans de solidarité nationale – vit son destin en corps symbiose, dans sa perception culturelle plurielle, certes, mais également à travers sa variété ethnique, voire sociologique, dans le respect des unes et des autres des composantes de la nation.

Car, il est bien acquis qu’une nation se définit par la communauté de destin des populations vivant à l’intérieur d’un territoire, configuré par la souveraineté dont sont investis des gouvernants reconnus par tous. L’interrogation qui s’impose à chaque individu inhibe ainsi le problème, général, auquel doit répondre toute relation sociale qui ne se gère que dans le conflit, en lui-même engendré par un exercice de pouvoir qui a érigé le commandement/obéissance passive en valeur centrale de l’organisation sociale de et dans l’État.

Pourquoi nous interrogeons-nous sur le sens de la relation qui commande les contacts qui se tissent entre nous, sinon parce que chaque membre de la communauté n’arrive pas à se convaincre de la nature réelle qui guide le rapport du Marocain à la nation dans laquelle il devrait se reconnaître. En ce sens, toutes les fois où la question des relations sociales vient au devant de la scène, il apparaît d’évidence qu’elle ne peut être gérée que dans le conflit, donc dans l’affrontement et non  suivant la filière de la concertation, de l’entente et du compromis. De sorte que toute relation problématique, soit entre les Marocains en tant que composante sociale dans l’État, soit entre ceux-ci et l’autorité en charge de la gestion de leurs affaires sur un territoire local précis, génère un conflit parallèle, celui de la communication antagonique qui anime les uns et les autres de tous ces acteurs sociaux dont, bien sûr, l’appareil central d’État à travers, notamment, son représentant à l’échelon national ou local.

C’est à ce sentiment que nous sommes, aujourd’hui, confrontés, nous tous Marocains qui voudrions croire, parce que supposés être le destinataire final des réalisations économiques, politiques et sociales dont est chargé le gouvernement, que l’acte politique d’État porte dans ses interstices les ingrédients du changement, éternellement attendu, qui nous élèvera au piédestal devant nous faire vivre pleinement notre insatiable citoyenneté.

Ainsi donc, le rêve dépasse, souvent, la réalité. D’où ces interrogations qui défient notre ego. Il en a été ainsi à toutes les étapes des grands mouvements, des grandes causes de l’Histoire. Les idées, les pensées, les croyances sont mues par une force exponentielle qui finit par dépasser leurs auteurs, pris dans le tourbillon du quotidien, l’action immédiate prenant le pas sur la réflexion à moyen et à long termes.

Le Maroc, pays en perpétuelle adaptation, n’échappe pas à cette loi de la nature humaine. Il est, comme toute société en devenir, enfoui dans la recherche de son identité, plurielle, parce que formée de populations multiethniques et astreint à suivre le temps/univers qui lui impose compétitivité mondiale et, aussi et surtout, différence.

L’histoire sociale et politique marocaine de la dernière moitié du 20è siècle est mouvementée. Elle traduit le passage d’une société conservatrice, profondément ancrée dans son appartenance islamique et soumise à la volonté du divin jusqu’à l’encensement, à une nation aspirant à la modernité, dans l’égalité des chances des uns et des autres de ses composantes à jouir de la vie et de ses commodités, sans que la foi reste l’unique repère qui commande aux actes civils qui ornent l’entendement commun des Marocains.

Certes, toute société humaine meuble ses strates par des croyances divergentes, parfois conflictuelles mais souvent nécessaires pour faire avancer les choses de la vie, en prétendant à l’émancipation de l’être commun dans la communauté de destin. Car la vie n’est pas linéaire. Elle est faite de hauts et de bas qui dénotent de la grandeur d’un peuple ou, par défaut, de la ménopause de l’esprit qui commande les relations sociales de/dans la société. Quand celle-ci est prise entre les tenailles de valeurs ancestrales réticentes à sortir du totémisme religieux, la souffrance est quasi-garantie, parce que dédoublée de la persistance de tabous dont la prégnance sur le collectif des gens trace des frontières pseudo hermétiques du bien et du mal, de la droiture et de la profanation. De ce fait, une société qui réfléchit en schèmes enrôlés dans le sacral peine à faire valoir la raison. Celle-ci est vite prise, à son insu, dans l’engrenage de ce qu’elle combat, la dérision.

Cela est de notoriété, le pouvoir politique au Maroc est agencé suivant une pyramide qui part du roi, en sa double qualité de Chef de l’Etat et de Commandeur des croyants, en passant par le Chef du gouvernement, censé être le binôme complétant l’identité bicéphale de l’Exécutif, en descendant vers le gouverneur, et ainsi de suite jusqu’au dernier ressort par lequel l’autorité s’exerce dans une hiérarchie structurale bien huilée.

Dans cette pyramide, chaque acteur a un rôle à jouer. Le citoyen, pour l’encadrement duquel cette machine a été créée, remplit une fonction sociale évidente : agir en conformité de la loi, dans l’obéissance sans réticence. Cela est la destinée de tous les citoyens du monde par ailleurs. Les ressorts législatifs et réglementaires sont inventés pour que les relations sociales s’articulent en harmonie avec l’arsenal législatif mis en œuvre. Chaque Marocain est donc mis devant ses responsabilités, sachant que tout grincement dans la machine se répercutera directement sur la conduite de sa vie. La sociologie anglo-saxonne appelle cela la régulation dans le système, par le système.


Interrogations existentielles

Dans cette société idéale, rien n’est fortuit. Le citoyen, pour l’encadrement duquel tous ces rouages ont été agencés, ne réfléchit plus par lui-même. Il est soit pris en charge par l’Etat, et  on considérera qu’il n’a pu développer des accointances avec les organisations civiles ou politiques agissant sur le terrain social. Il agit donc en fonction de ses pulsions et de la représentation qu’il a de ses rôle et place dans la société. Soit il s’identifie à une structure organisée (parti politique, syndicat, corporation, organisation civique…), en lui cédant son autonomie de réflexion et sa subjectivité, tout en y greffant son ambition personnelle qui s’en trouve, de ce fait, prise en charge et canalisée en dehors de sa volonté immédiate et intime.

La régulation sociale est ainsi réalisée à travers différents niveaux de récupération. Elle s’exerce de manière officielle, orientée qu’elle est par les appareils d’Etat. Elle peut tout aussi être atteinte, cela est le plus courant, par l’entremise d’organisations qui, dans le cas du Maroc, sont considérées comme un partenaire constitutionnel. L’organisation de la société obéit donc à une vision totale, l’objectif politique évident étant de ne pas laisser l’individu maître de sa destinée.

Il arrive, cependant, que l’encadrement exagéré du citoyen produise des effets secondaires, provoquant ainsi la répulsion, sinon le rejet et, parfois, l’adversité réactionnaire, autrement dit un activisme dont l’essence et de lutter contre le projet initial. C’est à cette volte-face permanente que s’expose le Maroc actuel.

Aujourd’hui, ici et maintenant, la société marocaine s’interroge, comme envoûtée par le besoin d’avoir tout, tout de suite, dans le prêche de la chose et son strict et absolu contraire. Cette société oublie, ou elle en est tellement consciente qu’elle abuse de la transition en cours, éternelle et sans fin, pour demander tout et tout de suite, croyant que l’occasion est à ne pas rater. Cette société oublie, ou qu’elle est tout à fait avertie que le Maroc passe par une transition où les extrêmes ne doivent en aucun cas meubler les allées du changement pluriel qui devrait se dessiner dans la politique, dans l’économie, dans la gestion des affaires de l’Etat et du citoyen, dans la volonté de libérer la pratique étatique de la tendance, tentante et encore présente, de l’autoritarisme à l’excès, de la corruption faite pratique courante, de la négligence érigée en valeur-travail…

Non, cette société veut utiliser la transition, éternelle et permanente, pour déterrer tous les vieux démons maintenus plus de cinquante ans dans la somnolence, parce que le politique était tenu de main de fer, parce que les ouailles, qu’elles soient dans les mosquées, dans les allées parlementaires, dans les couloirs gouvernementaux ou dans les dédales administratifs n’osaient élever la voix de peur de s’égosiller avant qu’une quelconque syllabe n’ait clairsemé la moindre intonation.

Le Marocain est aujourd’hui comme hanté par le temps passé à attendre que le rêve amorce sa première lueur, dans la quotidienneté qui s’opère dans la liberté de pensée et dans l’activisme sans contraintes. Mais, alors même qu’on lui promet que ce temps, passé à croupir sous le poids d’un rêve presque impossible, est au temps de la lueur promue à rasséréner ses attentes les plus enfouies dans la pénombre de la déliquescence faite raison d’Etat, le Marocain bave, par négligence, sur lui-même et sur son prochain. Il casse la baraque à force de mécréance devenue éthique religieuse et subséquence de la foi érigée en dictature sociale. Ce Marocain est comme réveillé en sursaut dans un train allant à vive allure, croyant que la station où il doit descendre, où il devrait descendre, a été dépassée en un temps éclair. Le sentiment d’un ratage évident lui perce la mémoire avec une force telle qu’il perd les équilibres nécessaire à son autocontrôle. Il cherche, dans un élan quasi-suicidaire, à entraîner tous les passagers dans le sillage de la colère qui gronde dans ses oreilles, convaincu qu’il est du fait que le train ne peut faire marche arrière. Il veut tirer sur la sonnette d’alarme, sachant pertinemment que cela se soldera par un frein sec suivi d’un déraillement mortel. Tout-à-coup, il réalise qu’il n’est pas seul. Non ! Le train est empli d’autres passagers. Et, sans s’interroger sur les raisons qui peuvent motiver cette présence massive autour de lui, il pose ses conditions pour ne pas tirer sur la sonnette d’alarme. Or, comme il vient à peine de se réveiller d’un sommeil, trop court et trop long à la fois, il ne peut sereinement apprécier le temps passé à somnoler : cinquante ans dans la vie d’une nation est un petit songe que la civilisation humaine a vite fait de consommer !

Ce réveil en donne le vertige. La confusion est telle que le Marocain des temps actuels ne réalise pas que les rails ont cette caractéristique de s’allonger à l’infini, les stations étant des arrêts par étapes paramétrées avec rigueur. Et ce train s’y arrêtera, coûte que coûte, étape par étape, vaillamment, jusqu’au terminus.


L’islamisation rampante

Le Maroc des temps actuels est comme ce train qui doit, quoiqu’il en coûte, arriver à bonne destination. Il importe alors de savoir s’il assurera le maintien de toute la caravane, voitures et machine de tête, intacte ou, par soif de changement, il sera bousculé au plus profond de son sommeil, par un rêve qui tournerait au cauchemar…

Le Maroc, cela est tautologique de l’énoncer, est engagé dans un long processus de modernisation de l’Etat et de la société. Seulement, ce processus se perd en s’articulant dans différentes directions à la fois. Ce qui perturbe, d’une part, l’équilibre global des enjeux réels et fonciers recherchés, et permet au camp adverse du changement que l’on revendique de se remettre en selle. Ce long processus pousse, d’autre part et par défaut, au pourrissement de la situation. Cela est doublement dangereux : ce remue-ménage est activé dans une période de transition, éternelle et permanente, dont on cerne mal les aboutissants. De plus, et bien que l’orthodoxie religieuse marocaine enveloppe son projet actuel dans le postulat de la dénégation, la véritable motivation de lutte frontale engagée est d’ordre politique certain. Cela reflète, de manière absolue, la volonté des courants islamistes marocains de se positionner dans la transition en cours et, du coup, tester la force réelle dont ils disposent au niveau des populations. Il ne faut pas oublier, en effet, que le discours islamiste marocain est un discours populiste. Il s’adresse aux larges couches des populations démunies, en difficulté de vivre et à tous les défavorisés de la société. En cela, il est procédé à la reproduction des schèmes connus qui ont caractérisé l’avènement de l’Islam dans la péninsule arabique de jadis.

Le repositionnement islamiste marocain, dans ses points forts et à la imite de ses crises répétitives, doit être compris comme étant le résultat d’une volonté étatique, réelle et consciente durant les quatre décennies post-indépendance (1970-90), de couper avec un période qui a signé la collision entre ces courants et les appareils d’Etat répressifs deux décennies durant (1960-70). Cette collision visait, on le sait, la disparition, ou du moins le muselage de la gauche nationale, notamment l’USFP et les groupes marxistes marocains.

Avec leur entrée dans le jeu politique officiel au sein des appareils d’Etat, les islamistes marocains pénètrent le politique en conquistador reconnu. A l’autre flanc de cette conquête, comme pour les combats passés qui ont mis en confrontation les populations à l’oppression étatique et conduit à leur appropriation épisodique de la rue en masse du peuple indifférencié, il semble que la dialectique qui anime le champ intellectuel national préfère que le terrain de la pensée soit défriché, d’abord et tactiquement, par les journalistes comme vecteur expérimental des rapports de force, avant d’intervenir, a posteriori, pour ‘’corriger’’ ce qui peut l’être, avec ce regard condescendant qui signifierait l’incapacité intellectuelle de la masse à se détacher de l’action immédiate pour mieux appréhender son essence intrinsèque.

Cet écart de la société bien pensante a ainsi cette caractéristique de confirmer la réticence, incompréhensible du point de vue de l’esprit critique, de l’intellectuel marocain à prendre position sur des questions essentielles qui engagent l’identité même de la nation.

Pendant ce temps, la société globale se rend compte que sa révolution par le haut est en permanence confisquée. Elle réalise qu’enfin de compte, les compteurs pourraient à nouveau être remis à zéro.

Et, en cela, l’Automne marocain pourrait, finalement et instamment, être à l’agenda des réformes non accomplies, des promesses essoufflées, des engagements étourdis et de l’errance institutionnalisée.

Najib BENSBIA, Extraits du livre  »Chroniques marocaines », Dictus Publishing, 2012

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