La résurgence de l’islamisme politique marocain, à l’instar de ce qui se passe dans le monde arabo-musulman, coïncide avec l’étape historique de questionnement qui s’est imposée à la société occidentale, tant sur le fond du devenir social de l’État moderne, qu’au niveau de la relation de l’individu-citoyen aux croyances individuelles et collectives qui animent le corps social occidental. Le besoin de sens (donc de croyances) redevient d’actualité.
L’insistance avec laquelle est exhumée cette renaissance de la quête de l’irrationalité dans le vécu quotidien des gens est résurgente à la perte de repères idéels de société. En effet, ‘’l’irrationalité de la croyance ne rebute pas (ne rebute plus en fait) nos contemporains, même les plus imprégnés de la culture moderne scientifique et technique. Il semble plutôt qu’ils s’y précipitent d’autant plus que tout leur est bon pour faire face au besoin de sens que cette culture scientifique et technique apparaît incapable de combler.’’
L’adhésion qui paraît se faire spontanément face à l’activisme islamiste dans nos sociétés arabes n’est pas une fatalité
En d’autres termes, cela veut dire que l’adhésion qui paraît se faire spontanément face à l’activisme islamiste dans nos sociétés arabes n’est pas une fatalité. Elle est plutôt le produit factuel d’une conjoncture caractérisée par la relance du croire face à la dégénérescence du politique, érigé par les gouvernants en tant qu’unique repère commandant à l’organisation sociale. Car, en définitive, l’attraction exercée par le religieux sur les populations assujetties tire sa légitimité de la tendance des mouvements fondamentalistes (et religieux en général) ‘’à se définir comme une communauté au sein de la communauté, comme une société d’équité dans une société injuste. Ce sont le plus souvent des mouvements populistes, conduits par des organisations nées de la pression de la base plutôt qu’à l’initiative des autorités religieuses officielles ou institutionnelles… Le dogme et le rituel sont réinterprétés pour donner corps à une double revendication: assurer le salut dans l’autre monde et créer de meilleures conditions de vie dans celui-ci’’.
Cette récupération est d’autant plus forte et dynamique qu’elle prend prétexte de la duplicité d’un ‘’État-nation moderne, placé sous le signe de la laïcité, de la consommation et de l’individualisme effréné, qui fabrique trop souvent un ordre social où les besoins de la majorité sont subordonnés à ceux d’une minorité de privilégiés. La répartition inégale des richesses, la corruption, le chômage et la crise du logement sont des réalités quotidiennes…’’ qui menacent l’équilibre familial et social national.
Cette triste réalité est alors mise à profit par les mouvements religieux qui, de ce fait, s’érigent en réformateurs revendiquant le statut de quémandeurs universels de ‘’libération, d’égalité et de justice sociale’’ pour et au nom de l’ensemble de la Communauté dont ils se sont auto-déclarés les guides illuminés.
C’est de là que vient le danger de l’islamisme politique et le passage à l’acte violent et armé. Car, sur le terrain institutionnel et social marocain proprement-dit, le débat religieux fait défaut. Le discours entretenu par les partis traditionnels est vague, quand il n’obéit pas à des calculs hautement politiciens à terme. La réflexion, rarissime, sur les fondements éthiques de l’islam et sur le renouveau religieux est le fait de quelques hermétiques, dont les apports restent cantonnés dans un académisme endémique, c’est-à-dire inaccessible à la majorité des croyants que sont les Marocains, ces administrés de l’État laïc que pourrait, que devrait être infailliblement le Maroc du troisième millénaire.
L’islamisme marocain se régénère dans un désert théologique. Les élites arabisées sont, par ailleurs, névralgiques à tous les dogmes officiels
C’est dans ce désert théologique que se régénère l’islamisme marocain. Les élites arabisées sont, par ailleurs, névralgiques à tous les dogmes officiels, appréhendés qu’ils sont comme étant une source de privilèges accordés à la féodalité religieuse servant l’État. L’échec d’encadrement de ces élites s’explique ainsi par l’astasie de l’effort de théorisation d’un Islam éclairé, qui ne rentrerait pas en conflit avec l’État séculier que l’exercice politique cherche à vulgariser dans les milieux populaires à travers maints rites et pratiques.
D’où l’effervescence du militantisme islamiste. Non pas que les islamistes marocains soient des penseurs rénovateurs, ou encore des idéologues convaincus. Non. Leur force semble venir de l’opportunisme que dicte le vide idéologique laissé par la disparition du conflit central ayant opposé la gauche à la droite pendant les quatre dernières décennies environ du 20è siècle (1960-90). Sur le plan mondial, la Umma islamique était alors perdue dans les dédales d’une compétition qui s’imposait à elle par la force de l’équilibre de la terreur qui gouvernait le monde.
Dans le cas du Maroc, ce vide n’est pas encore comblé. Là est la problématique réelle. En définitive donc, l’islamisme politique marocain, dans sa dualité anachronique (activisme politique direct et revendication purement culturelle des actions de conscientisation islamiste), présente une force active sur la scène politique et sociale marocaine. Pendant longtemps considéré comme un allié objectif mais passif du pouvoir, dans son attaque frontale contre la gauche marocaine, ce mouvement a été laissé les coudées franches.
Le revers de la médaille réside, aujourd’hui, dans sa pénétration régulière et allant crescendo de toutes les catégories sociales. Souvent craint plutôt qu’accepté, l’islamisme politique marocain avance sans grande opposition. En aspergeant la scène politique d’un discours menaçant (le châtiment des infidèles et des ennemis de Dieu), il exploite la passivité des masses et l’adhésion crédule des petites gens, tous des groupes sociaux démunis intellectuellement. Ses mots d’ordre peuvent paraître d’autant pertinents qu’en face, tant du côté du pouvoir qu’au niveau des partis traditionnels, la demande sociale est insatisfaite, quand elle n’est pas franchement obsédée par la dépravation de son mode de vie et la décrépitude de ses moyens de subsistance.
Le discours des partis dits démocratiques reste floue, cultivant volontairement l’ambiguïté face à l’enracinement de l’islamisme à relents franchement populistes
Le danger est donc-là. Parce que, dans le discours islamiste, il est question de la vie terre-à-terre, en flambant l’imaginaire collectif sur la voie de l’au-delà, et non dans les envolées intellectuelles ou politiques sans impact direct sur la quotidienneté, ô combien modeste, des gens!… Cette situation est d’autant critique qu’à propos de la question religieuse, le discours des partis dits démocratiques reste floue, cultivant volontairement l’ambiguïté face à l’enracinement de l’islamisme à relents franchement populistes. Ne voulant pas s’engager dans une guerre de mouvement contre l’islamisme politique, de peur de s’aliéner une partie de son électorat (fictif ou réel), ces partis, dont notamment le Parti de l’Istiqlal et l’USFP s’embourbent dans un activisme de position qui, bien sûr, fait l’heur des mouvements islamistes marocains. Ceux-ci savent, en effet aujourd’hui, que les partis politiques traditionnels ne peuvent ouvertement gagner la bataille sur le terrain des croyances.
Ainsi, devant la déliquescence de l’idéologie socialiste, doublée d’un retour revigoré du religieux, le champ social et culturel marocain est laissé désarmé face à tous les vents qui pourraient mobiliser les sens de l’Homme. Or, à travers la défaillance de l’idéologique et la déserrance culturelle, il est temps pour le Maroc travailler de travailler pour que l’espace du croire porte les chantiers où l’œuvre de reconfiguration doit s’effectuer maintenant, de la mémoire s’y recomposer, de la continuité s’y rétablir, du sens s’y rechercher ainsi que les signes révélateurs d’affinités naissantes avec un monde en transformation qualitative libre, sereine et démocratique.
Cela, en conflit majeur avec la nébuleuse islamiste populiste.
Najib BENSBIA, »La vérité», 23/10/2003