Sans sécurité économique, le politique vit en constante turbulence. Or, qui dit sécurité suppose une stabilité aux plans normatif, institutionnel et pratique. Ce qui se passe dans le Maroc d’aujourd’hui peut être intégré dans tous les moules sauf celui inhérent à la quiétude normative, institutionnelle et pratique. L’État, dans sa phobie de tout vouloir régenter, cafouille dans la hâte. Le résultat est alors patent : des textes de loi inopérants parce que faits à la va-vite, une vie institutionnelle qui ne bénéficie pas toujours de l’harmonieuse continuité et des pratiques on ne peut plus hésitantes.
Le journalisme n’est pas fait pour jouer aux sirènes claironneuses. Mais il est évident, cependant, que le journaliste s’insurge en voix avertie et éternellement soupçonneuse de l’état social et de la Communauté. D’où cette permanente interpellation de l’Ordre établi, dans ses habitudes, certes, mais surtout dans ses soubresauts inquiétants.
La manie tripatouilleuse
Depuis pratiquement 1976, il n’y a pas eu d’échéance électorale qui ne fut pas précédée puis suivie d’une révision de la loi y afférente. Ce fut le cas encore en septembre 2002 et c’est ce qui se passe en perspective des élections communales prévues en juin 2003 ! Pourtant, la composition du corps électoral n’a pas grandement changé, surtout cette dernière décennie caractérisée par les mêmes chiffres (avec environ 14 millions d’électeurs potentiels, 48 % de non votants et 14 % d’abstentions).
Sur le plan normatif, la législation marocaine n’a pas fini de se retourner dans tous les sens. Tout est revisité, ce qui est un peu normal dans un pays qui a vécu trop longtemps sur un Ordre juridique hérité de la période coloniale. Or, là on la roue tourne plus vite que le moteur, c’est lorsque les lois modifiant la législation coloniale est elle-même plusieurs fois modifiée dans un laps de temps qui heurte de front ce que l’on appelle la stabilité juridique. Cela va de l’investissement, en passant par l’éducation et en survolant tous les secteurs d’activité nationale (économie, finances, douane, justice, libertés publiques, état civil…). Et, de temps à autre, pour faire plus instable, l’Etat opère par campagnes dites d’assainissement. Cet éternel chamboulement crée une situation d’aporie généralisée, le citoyen ne sachant plus en fin de compte quel régime juridique il va définitivement se voir appliqué.
Bien sûr, dans sa volonté de toujours tendre vers le meilleur, l’Etat croit normal de suivre le rythme des changements qui s’opèrent à l’échelle internationale et dans son environnement immédiat. Cette volonté tatillonne ne se fait pourtant pas dans le respect d’une règle fondamentale en matière juridique : ‘’une règle de droit qui change trop souvent ne peut plus servir de référence aux administrés’’.
Le législateur marocain semble vivre sans vraie perspective, ce qui se vérifie dans ces incessants aller-retour sans grand impact sur la psychologie sociale des citoyens, contribuables à des degrés divers, faut-il le souligner. Pis, quand l’Etat tend à remplir un vide juridique patent, il le fait à travers des lois tellement parcellaires, tellement maladroites qu’à un moment donné l’une des deux solutions suivantes s’imposent à lui : ou il amende ces lois au point de ne plus reconnaître le texte initial, ou il abandonne ladite loi, en la laissant la proie de la machine infernale de l’inapplicabilité. Le résultat reste ainsi le même, une norme inopérante en tous points de vue ou trop confuse pour se voir appliquée de manière saine et sans manipulation malveillante !
Haro sur l’argent culpabilisé
La dernière trouvaille en ce sens est ce projet de loi contre le terrorisme. En effet, comme nous l’avons suffisamment analysé sur ces mêmes colonnes, ce projet de texte renferme en lui tellement d’anomalie que son application (dans l’état où il a été présenté par le ministère de la Justice) risque de causer plus de dégâts qu’il ne règlera de problèmes. Non seulement ce texte est incapable de cerner juridiquement ce qu’est un crime terroriste, pis, en sacrifiant à la généralité, des pans entiers de la vie sociale seraient engloutis dans la faculté donnée aux juges chargés de son application de faire la différence entre un crime ordinaire et un crime terroriste. Le législateur, en l’occurrence le ministère de la Justice, a en fait pêché par excès d’urgence et raté l’essentiel, à savoir l’identification, le traçage et l’incrimination de l’acte terroriste.
Mais au-delà de ces trois repères, c’est l’impact négatif, voire préjudiciel du projet de loi de lutte contre le terrorisme sur le mouvement des capitaux qui risque de pâtir de la genèse même de ce texte. En effet, il est important de comprendre que l’un des piliers du terrorisme réside dans sa capacité à drainer l’argent pour se matérialiser dans des actes destructeurs. C’est en ce sens que nombre de conventions internationales, bilatérales ou multilatérales sont aujourd’hui mises en œuvre pour lutter contre les mouvements financiers supports aux acte terroristes. Or, il ne suffit pas de citer trois ou quatre cas de circulation de l’argent pour croire que l’on a cerné ces mouvements financiers, comme le fait le projet de loi marocain contre le terrorisme. La règle de droit doit savoir pister la nature et l’origine de l’argent, en y identifiant les multiples facettes sous lesquelles il circule.
Le projet de loi marocain, tel qu’il a été proposé à l’étude parlementaire, est non seulement incapable de connaître l’origine terroriste de celle simplement criminelle de l’argent mis en cause, mais il crée surtout un amalgame entre les différentes opérations pouvant caractériser le mouvement des capitaux en provenance notamment de l’étranger. Ce faisant, la suspicion sera la donne fondamentale qui accompagnera – qui accompagne déjà – toutes les entrées d’argent de l’étranger. Cette situation, du fait du caractère inopérant (en matière terroriste bien entendu) des catégories énumérées par le texte de loi dans son article 218-1, donne un double pouvoir exorbitant au juge et à la Banque centrale du fait fondamental du manque de rigueur dans le traçage et le pistage de l’argent supposé servir, directement ou indirectement, à un acte ou une entreprise terroristes.
Il aurait fallu, pour que l’amalgame ne se fasse pas entre une rentrée d’argent normale et une pénétration financière à caractère terroriste de doter tous les corps chargés du contrôle et de la sécurité économique, financière et judiciaire nationale des moyens d’investigations qui permettent de ne pas semer le doute quant à la circulation et aux mouvements de capitaux. Il ne faut pas oublier que le Maroc vit encore sous l’effet, dévastateur, des campagnes contre l’argent dit sale et des affaires à scandale financier. En restant général et en récupérant des actes criminels en les plaçant dans le sillage possible de l’acte terroriste, le législateur contourne en fait la traque matérielle réelle de l’argent à finalité terroriste. Il aurait été plus efficace de réglementer le contrôle de cette sorte d’argent via d’autres catégories juridiques que la loi.
La nomenclature normative est bien large pour pouvoir donner à l’investigation antiterroriste les moyens de lutte globale et intégrale. Il ne faut pas, dans des cas comme la lutte antiterroriste, charger la loi plus qu’elle ne peut. Surtout dans un pays qui n’a pas encore fait de la règle de droit le repère fondamental de sa pratique sociale, toute la pratique sociale.