Bilan politique d’une alternance (1998-2002)

Le Maroc change. Politiquement s’entend. Manifester dans la rue n’est plus une phobie. Cet acte est devenu coutumier, voire outrancier, face à l’Etat, contre l’Etat. Est-ce là une force de caractère, ou un simple acquis d’une transition qui se dit foncièrement démocratique ? D’évidence, le gouvernement Youssoufi II a innové, bien qu’au fond, on croit qu’il ne fait pas assez en matière de libertés publiques et de respect intégral des droits de l’Homme.


Il est naturel que les hommes qui exercent le pouvoir d'État aient tendance à vouloir soigner leur image ou, pour être plus global, veillent d'abord à tisser un réseau relationnel. Et, en fin de mandat, ils s'ingénient à ne point prendre les décisions impopulaires, qui pourraient avoir un out put négatif sur leur carrière politique en phase électorale. Le risque est cependant double : perdre et son électorat et les clefs du pouvoir. Le gouvernement actuel, au crépuscule de son mandat, veut donner l’impression qu’il travaille en fonction d'une politique d'État ayant comme repères fonctionnels le développement du pays, la croissance économique durable et l'émancipation sociale de toutes les composantes de la nation, indépendamment de considérations conjoncturelles et, surtout, électoralistes. Nous le croire sur parole.


La gestion du temps réformiste

Lors de sa nomination, le 14 mars 1998, le gouvernement Youssoufi I avait l'espoir pour lui et la sympathie, voire l'adhésion sans réserve, de la plus grande frange des populations marocaines. L'état de grâce, dont il a bénéficié le long des 18 premiers mois de son exercice, s'explique par le fait, majeur et fondamental, qu'il était considéré comme le gouvernement populaire qui était au fait des besoins de la nation. En cela, ce gouvernement se devait de satisfaire l'instinct populaire primaire mais, surtout, avoir le temps pour lui pour connaître les dossiers et, bien sûr, agir en conséquence de la demande sociale immédiate.

Or, les mois passant, le gouvernement Youssoufi I s'est complu dans la suffisance identitaire, sa composition hétéroclite (7 partis) et les ambitions antagoniques des uns et des autres des ministres le composant ont finalement joué contre lui pendant une bonne période de plus de trois ans. Ce qui s'est soldé, d'une part, par une lenteur inexpliquée à prendre le taureau des réformes urgentes par les cornes. D'autre part, au lieu de lister les actions politiques symboliques qui auraient pu le distinguer par rapport aux gouvernements précédents, l'équipe Youssoufi I s'est laissée piéger par la raison d'État, en occultant les dossiers où la sensibilité populaire aurait pu lui accorder un satisfecit inaliénable. La restructuration technique du gouvernement et le remodelage de l'équipe Youssoufi II n'a pas abouti à tous les changements escomptés. Ainsi, au lieu de rompre avec le mode de gestion du gouvernement Youssoufi I, et donc tracer les lignes stratégiques de la phase deux du gouvernement dit d'alternance, en inscrivant à l'agenda gouvernemental la mise en œuvre des grands chantiers censés être réalisés par ce gouvernement supposé d'obédience populaire, le cabinet Youssoufi II est resté, à quelques décisions clefs près, sur les mêmes réflexes que le précédent, la timidité le disputant à l'hésitation.

Bien sûr, on pourrait comprendre qu'un gouvernement politique ne puisse faire abstraction de sa base électorale. Mais cette approche des choses suppose que ce gouvernement politique a derrière lui des acquis certains. Ce qui n'est immédiatement pas le cas du gouvernement Youssoufi, dans ses versions I et II, en ce sens que les retombées directes des réformes législatives entreprises ne donneront leurs vrais fruits que demain. A contrario, d'autres grandes réformes, telles celles relatives à la fiscalité et à la législation du travail, sont soumises à un véritable mythe de Sisyphe. Pourtant, l'environnement économique et juridique de l'entreprise reste empli de tant de dissonances que le capital national dit, encore et toujours, étouffer sous le poids de l'inertie administrative, de la mauvaise appréhension de son rôle social par les gouvernants, tout en essuyant un véritable rejet de la part des salariés. Pourtant là encore, le gouvernement Youssoufi est le seul qui ait appelé à la moralisation de la vie publique et, concrètement, travaillé pour qu’un minimum éthique intervienne dans le traitement et la gestion des marchés publics…

Dans ce climat délétère, le politique ne pas que souffrir de plusieurs tares dont deux, éreintantes : la sanction populaire pénalisante et l'imprévision de ce qui arrivera demain. Certes, il faut le lui accorder, le gouvernement Youssoufi a travaillé dans la double trajectoire, immédiate et à moyen terme. Sur deux grands dossiers au moins, en effet, l’équipe gouvernementale actuelle a innové. Deux dossiers brûlants ont drainé l’essentiel du temps politique de cette transition dite démocratique. Il s’agit des deux grandes réformes attendues par tout le monde, mais surtout par ces femmes et hommes marocains qui ont souffert dans leurs corps et leurs âmes les affres de l’aliénation et de la répression sous toutes formes, face au viol caractérisé de la liberté et l’intégrité physique du marocain, soumis par ailleurs à une justice aux ordres étatiques.

En réformant le Code des libertés publiques, le gouvernement Youssoufi a ouvert la première grande brèche dans le système de valeurs de l’Etat marocain des années 60/90 du temps politique marocain. On peut, bien sûr, discuter de la portée fondamentale de cette réforme. On peut même dire que le Code des libertés publiques en cours de votation finale au Parlement marocain (deux chambres, c’est long à décoller !) ne répond pas à l’ambition totale de libérer le Marocain de la vision répressive qu’ont les pouvoirs publics de l’Ordre et de la Sécurité pour tous. Mais, ce ne sont là que remarques subsidiaires, tant la réforme des dahirs portant lois sur les associations, les rassemblements publics et la presse a déstructuré dans leur fondement purement sécuritaires et anti-sociale les lois en viguer. Le gouvernement Youssoufi a, à cet égard, pu proposer une autre vision des libertés fondamentales, même dans leurs limites conjoncturelles (n’oublions pas que le Maroc est en transition d’un modèle d’Etat et de gouvernance à un autre). La philosophie présidant au respect et à la défense des droits de l’Homme, introduite par l’ancien règne, quand bien même fut-elle calculée et induite de la pression extérieure, a trouvé avec ce gouvernement une première expression matérielle, d’abord dans les textes de loi, mais surtout dans le comportement quotidien de l’agent d’autorité.


Liberté n'est pas anarchie...

Il est d’évidence que la réforme politique plurielle ne peut être complète que si tous les leviers du commandement politique se retrouvent entre les mêmes mains. Au Maroc, cela est lapalissade, les centres de décision sont multiples et, surtout, fluctuants. La monarchie a ses points de force persuasion. Elle a également se faiblesses, la profusion de centres parlant au nom du roi et faisant valoir la légitimité qui lui est inhérente pour, dans de nombreux cas, retarder, sinon bloquer, le travail gouvernemental. C’est là que le gouvernement Youssoufi s’est égaré dans la lenteur du temps des réformes structurantes.

La liberté fondamentale de l’Homme marocain ne se mesure pas au rythme de la matraque. Elle est dans la responsabilité à respecter la loi en revendiquant toujours plus. Le Marocain, en matière de libertés publiques, confond citoyenneté et fièvre anarchiste. Si le gouvernement Youssoufi peut être notre grand alibi pour revendiquer la citoyenneté pleine et entière, il ne peut, non plus, être le dindon de la farce dite ‘’démocratie populiste’’. La loi est là, celle de se réunir en association, de manifester dans la rue, d’écrire et de commenter. Cela, dans le respect de la loi. La répression trouve toujours sa justification dans les élans anarchistes ou ignorant la frontière qui sépare le licite de l’illicite. Et, dans ce cadre, le gouvernement Youssoufi aura innové. La jurisprudence administrative est là pour en témoigner : lorsque l’autorité locale faillit à la loi, elle est déboutée, c’est arrivé à Rabat, capitale du royaume !

Est-il utile de revenir sur des questions telles que le délit d’opinion et politique, de la disparition comme politique d’Etat, de l’exil, volontaire ou forcé pour conclure que le gouvernement Youssoufi aura l’histoire pour lui. D’évidence, le nouveau règne a dressé une frontière éthique et légale entre lui et la pratique du passé récent marocain. Or, même en cela, c’est la présence d’un gouvernement dont l’ossature est à repères politiques démocratiques qui a permis cette rencontre édificatrice du début du règne de la loi, ou du moins de l’impression matériellement allusive que la loi du talion politique ne peut plus être celle du Maroc vraiment moderne.

Bien sûr, le gouvernement Youssoufi n’aura fait que baliser le chemin, bien long et encore tortueux de l’Etat de droit auquel nous aspirons. Mais était-ce aisé et facile de le faire ! Le Maroc de la transition démocratique avait besoin d’un gouvernement pilote, dans les faiblesses que nous avons toujours montrées et décriées, mais également dans les points de rupture qualitative qu’il a réussi à produire dans la mécanique et la culture politique du passé marocain.

Najib BENSBIA, 01/06/2002

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