Le parlement a adopté, dans ses deux chambres, lors de sa dernière session 2002, la loi relative aux associations. Faisant partie de l’ensemble des textes portant réforme globale du Code de libertés publiques, la loi sur les associations a fait l’objet de débats passionnés et passionnels, tant la matière est délicate, puisqu’elle a été de tous les quiproquo qui ont émaillé la vie politique et sociale marocaine depuis les années soixante du 20è siècle. En fait, bien plus qu’un débat contradictoire, la loi relative aux associations a suscité un intérêt grandiloquent, sa lecture ayant animé manipulation, mauvaise foi certaine et, surtout, une communication peu sereine. Pourtant, cette réforme avait l’ambition de s’exercer au nom de la liberté et de la maturité.
Depuis 1973, date des amendements restrictifs apportés aux lois réglementant les espaces de liberté au Maroc, la revendication de la réforme du code des libertés publiques est devenue un credo partagé par tous ceux qui s’identifient à l’exercice démocratique du pouvoir. Le fond pratique de cette revendication puise son essence de cette volonté de voir les pouvoirs publics reconnaître la maturité de la société et l’utilité d’acteurs non gouvernementaux. Cette revendication ne remettait pas en cause, bien évidemment, l’économie générale et la philosophie structurelle du Code des libertés publiques. La revendication portait –porte encore - fondamentalement sur la nécessité d’adapter l’arsenal juridique national à l’évolution politique et sociale marocaine.
Il faut reconnaître, à cet égard, que le Maroc fut le seul pays du Tiers monde de son époque (la fin des années cinquante du siècle passé) à avoir adopté des lois réglementant l’exercice des libertés publiques, bien en avance sur son époque, et à l’avant-garde de ce qui existait dans le monde arabe, africain et islamique. Bien sûr, le Code des libertés publiques adopté en 1958 répondait à une conjoncture politique marocaine dominée par la lutte d’influence que se menait le palais et le Parti de l’Istiqlal. L’entrée en vigueur de ce code était la première pierre dans l’ordre juridique et constitutionnel qui allait rigoureusement cadenasser la prétention du PI à devenir le parti-Etat par excellence. Ne disposant pas encore d’une constitution, pas plus d’ailleurs que d’une loi sur les partis politiques, l’Etat marocain en reconstitution a vite fait d’adopter trois textes (les lois sur les associations, les rassemblements publics et la presse) pour pouvoir, d’un côté, limiter la tentation dominatrice du Parti de l’Istiqlal et, d’un autre côté, mieux cerner les espaces de la revendication sociale et politique dans un Etat ne disposant pas encore de tous les leviers nécessaires au contrôle global de la société.
Le code des libertés publiques du 15 novembre 1958 constitue, en ce sens, l’ossature juridique qui a permis à l’Etat de réglementer les relations de pouvoir et sociales dans un Maroc qui était encore à édifier.
Les associations : le malentendu légal
La loi sur les associations, première composante du code des libertés publiques, est l’un des deux textes (avec celui sur les rassemblements publics) qui ont donné lieu à la pratique publique la plus contestée et la plus sujette à interprétations contradictoires. Ce qui explique la ferveur et la grande dose de manipulation discursive qui a accompagné la révision de la loi relative à l’espace associatif national.
En effet, si le droit de constituer librement les associations est un principe constitutionnel inaliénable (article 9 de la constitution), il est important de souligner que la loi peut limiter l’exercice de ce droit constitutionnel (dernier alinéa du même article 9). C’est dans cette logique que s’inscrivent les amendements restrictifs de 1962, 1969 et, surtout, ceux de 1973 apportés aux trois lois formant Code des libertés publiques.
En prenant sur lui l’initiative, mais également la responsabilité, de réviser ce Code, le gouvernement dit d’alternance consensuelle (1998-2002) a en même temps pris le risque de se voir critiquer, voire désavouer dans une matière très sensible telle que la liberté d’association. Parce qu’il faut relever ici que le monde des associations au Maroc est devenu très lucratif, à l’insu de la loi et au su de l’autorité publique. Et l’on sait que le contrôle exercé en ce sens par l’Etat est bien timide, quand il n’est tout simplement pas inutile, inefficace en tous les cas.
La nouvelle mouture (2002) de loi sur les associations présente cette double caractéristique d’avoir voulu abroger tous les amendements de 1973 mais, en même temps, de ne pas être suffisamment courageuse, comme le quémande la société civile, pour éliminer, d’un côté, tous les aspects répressifs de ce texte et, d’un autre côté, toute possibilité offerte aux pouvoirs publics (donc réglementaires) d’utiliser à leur profit certaines dispositions susceptibles d’interprétation subjective.
L’espace associatif marocain, relayé en cela par des voix radicales recrutées dans des milieux politiques divers, voudrait que toutes les mesures de privation de liberté soient abrogées. L’argument avancé en ce sens suppose que seul le code pénal doive demeurer la référence en cas de violation de la loi. Par ailleurs, dans la mesure où la propension de l’autorité publique est à l’interprétation manipulatrice de la loi, l’objectif final étant de ne laisser aucune possibilité à cette autorité d’utiliser la loi à ‘’son’’ profit.
Il est certain que le texte de loi adopté en 2002 est progressiste par rapport à celui qui a été en vigueur jusqu’en 2002. Il ne procède pas seulement par élimination de ce qui aliénait la liberté d’association dans le contexte législatif d’alors. Plus, ce projet a fait un effort d’adaptation à l’évolution de la pratique associative dans trois directions principales :
- En ce qui concerne les finances des associations, le nouveau texte à éliminé le seuil imposable aux droits de cotisation et d’adhésion. Sur le plan des dons et des aides venant de l’étranger, ce texte a levé l’interdiction qui frappe cette opportunité.
- Toute association disposant de la capacité juridique a le droit d’ester en justice sans contrainte aucune. Le bénéfice de l’utilité publique a été élargi.
- La délivrance du récépissé de dépôt de dossier est désormais obligatoire, le refus donnant droit à un recours en référé pour obliger l’autorité concernée à s’y conformer.
En fait, le débat conflictuel qui a accompagné la discussion parlementaire de loi sur les associations tient plus à des considérations d’interprétation subjective du texte qu’au fond intrinsèque de la loi.
Les quiproquos génériques
La loi relative aux associations est à lire à trois niveaux.
Ce texte procède, en effet, par graduation législative. Le législateur a considéré d’abord qu’il fallait abroger entièrement des dispositions qui lui semblent inopérantes à l’ère de l’alternance, ère marquée par l’entrée au gouvernement de l’opposition d’hier, notamment l’USFP (parti de gauche) et le Parti de l’Istiqlal. D’autres dispositions, ensuite, ont été simplement modifiées et complétées par harmonie normative. Enfin, une troisième catégories de dispositions ont été, par contre, gardées en l’état sans changement.
Ainsi, les articles 6 à 9, 19, 36, 38 et 40 ont été abrogés et remplacés. Les articles 3, 5, 10 à 12, 17, 20 à 22, 24, 26, 27, 35, 37 et 39 ont été modifiés et complétés. En revanche, les articles 1 et 2, 4, 13 à 16, 18, 23, 25, 28 à 34 n’ont subi aucune modification.
Le débat ayant opposé les pouvoirs publics au tissu associatif ne concernait pas, cela est clair, toutes les dispositions. Le différend se situait surtout dans l’opportunité laissée à l’autorité publique de pouvoir tirer du nouveau texte ce qui lui a toujours permis d’aliéner la liberté d’association. Cette opportunité a constamment modifié l’équilibre recherché entre le principe constitutionnel - la liberté - et la limitation légale, qui ne peut être que l’exception. Le détournement est évident : l’exception s’est travestie en règle, la liberté ayant été limitée selon le bon plaisir de l’autorité administrative.
Les promoteurs de la réforme du droit des associations sont conscients des problèmes liés à l’interprétation de la loi. Le nouveau texte, né de l’initiative du ministère des droits de l’Homme, est parti du constat partagé par tous : La liberté doit être l’axiome à partir duquel toute disposition tire sa raison d’être. Or, tout texte de loi passe par une procédure qui, en définitive, limite sa portée originaire. Le projet, ayant été finalisé en commission technique et avalisé par la commission interministérielle, a débouché sur des tournures qui, en fin de compte, devaient recevoir l’adhésion de toutes les parties prenantes publiques. Ce qui, en logique politique, ne pouvait pas satisfaire les demandes intégrales de la société civile. Or, pour les promoteurs de la réforme de 2002, il valait mieux sortir par un texte moins parfait, quitte à l’amender par la suite, que de tomber dans l’impasse, vu la composition de la commission interministérielle ayant été chargée d’en préparer la trame, et rester les mains liées par une loi inadaptée au nouveau contexte politique et social engendré tant par l’expérience dite de l’alternance consensuelle que par l’avènement d’un nouveau règne.
Les amendements introduits tant par la Chambre des Conseillers que celle des Représentants ont permis d’équilibrer le texte original, comme coupant la poire en deux. D’un côté, le gouvernement a vu son texte adopté dans sa philosophie générale proposée au parlement, la société civile, à travers députés et conseillers, est arrivée à faire accepter une partie des propositions auxquelles elles tenait fermement.
Malgré ce ‘’compromis’’, il est patent que le tissu associatif ne sort pas ‘’le grand vainqueur’’ comme il l’espérait, face à l’intransigeance gouvernementale sur des points essentiels.
Le premier grand problème auquel a été confronté, en effet, ce texte est la lecture faite des dispositions de l’article 5 du projet. Si ces dispositions ne spécifiaient, dans le texte ancien, aucun délai pour la délivrance du récépissé de dépôt de dossier présidant à la constitution d’une association, ce qui laissait à l’administration la pleine jouissance de l’opportunité de délivrer, ou non, aux demandeurs un quelconque reçu. Le nouvel article 5 oblige ainsi l’autorité locale compétente à délivrer un ‘’récépissé provisoire’’. Un récépissé définitif est donné dans un ‘’délai maximum de soixante jours…’’. Passé ce délai, et face au silence de l’administration, l’association acquiert existence de plein droit. Or, pour les contradicteurs de la nouvelle version de cet article 5 militent pour un seul reçu et dans un délai minimum. En fait, tel qu’il est inséré dans le corpus de la nouvelle loi, le nouveau dispositif introduit une rupture matérielle avec la pratique dominante depuis 1958.
En fait, le débat instauré à ce propos est différent, selon que l’on est au gouvernement ou au sein de la société civile. Pour le ministère des droits de l’Homme de l’époque (donc le gouvernement), il était bien clair que l’article 5 est fondamentalement innovateur, puisqu’il oblige l’administration de l’Intérieur à fournir la preuve écrite d’avoir reçu un dossier. Certes, même si le récépissé est provisoire, il donne un droit acquis aux intéressés qui peuvent agir avant même l’obtention du reçu définitif, puisque la loi n’interdit pas cette propension. Pour les contradicteurs de cette lecture, le dédoublement du récépissé est une manière détournée d’introduire un régime d’autorisation graduée que la loi originale ne reconnaît pas. En fait, l’article 5 dans ses deux versions (1958 et 2002) n’instituent aucunement un régime d’autorisation, pour la simple raison que l’ordre juridique marocain ignore la notion d’autorisation, tant en ce qui concerne les associations que les rassemblements publics. En déposant leur dossier de constitution auprès de l’autorité locale la plus proche de la domiciliation des demandeurs, ceux-ci procèdent à une déclaration préalable telle qu’elle est prévue à l’article 5 de la loi sur les associations. Le refus de l’administration vient a posteriori sur décision motivée. La déclaration de constitution d’une association est ainsi suivie d’une reconnaissance de jure ou sanctionnée par un rejet soumis, en tous les cas et en dernier ressort, à l’appréciation du juge.
Le rôle prioritaire de la justice
La question qui se pose à ce niveau est, effectivement, de savoir pourquoi un double récépissé, au moment où la loi peut exiger de l’administration de délivrer un reçu aux dépositaires dès lors que le dossier remis est complet au titre du même article 5.
Pour le gouvernement, cependant, le récépissé provisoire est à lire dans cette propension laissée à l’autorité compétente de vérifier la régularité des éléments constitutifs du dossier de création de l’association. Pour les adversaires du dédoublement de récépissé, c’est là une manière voilée d’exercer un contrôle a priori sur un droit constitutionnel acquis.
Quoiqu’il en soit, pour ne pas faire mauvaise querelle à la rédaction de l’article 5 de la nouvelle loi, il faut bien admettre que, même dans sa forme actuelle controversée, cet article lève deux obstacles qui menaient la vie dure aux associations sous le régime juridique précédent. Le premier est inhérent à l’obligation faite de délivrer manu militari aux intéressés un récépissé qui leur donne le droit de travailler immédiatement. Il faut admettre, en effet, qu’un principe sacro-saint de droit dit que ce qui n’est pas expressément interdit est légal. En cela, puisque l’obtention du récépissé provisoire n’interdit pas aux destinataires de procéder aux opérations légales prévues par la loi sur les associations, il est tout à fait dans l’ordre juridique que rien n’aliène la faculté de l’association nouvellement créée de fonctionner le plus normalement du monde. Si interdiction il y a, c’est à l’autorité compétente de la déclarer, sous la réserve fondamentale pour les intéressés de recourir à la justice pour faire valoir leur droit et lever cette interdiction.
Le monde associatif continue de faire, néanmoins, grief au texte adopté en 2002 , qui oblige les prétendants à la création d’une association à aller devant la justice dans le cas du refus de délivrance du récépissé (dans ses versions provisoire ou définitive). Car, avance-t-on, c’est à l’administration de recourir aux voies légales d’interdiction plutôt que l’inverse, en ce sens que le récépissé doit être délivré immédiatement. Si violation ou irrespect de dispositions légales il y a, l’autorité concernée recours à la justice pour prononcer l’annulation d’une association irrégulièrement constituée.
Ce malentendu est plus fonctionnel qu’organique. La délivrance d’un récépissé provisoire et un autre définitif, si elle alourdit le processus de création d’une association, ne porte aucunement préjudice au principe fondamental de la déclaration préalable. Il n’est en aucun cas fait ici obstacle à la liberté d’association tel que cela est constitutionnellement prévu. L’important est de savoir si, dans les faits, la délivrance d’un reçu provisoire est scrupuleusement respectée par l’autorité administrative interpellée. Car, dans la mesure où l’article 5 donne un droit principiel de recourir à la justice pour faire valoir un droit, cela peut donner l’occasion à l’administration de faire preuve d’atermoiements avant que la justice ne dise son mot sur la question. Mais, il est tout aussi logique de croire que, parce que la justice peut obliger une, deux et trois fois l’administration à respecter l’esprit et la lettre de la loi, il serait inconvenant, voire matériellement préjudiciable à l’administration compétente en la matière, de se faire régulièrement taper sur les doigts, ce qui la mettra automatiquement au ban de la loi et de la société.
En d’autres termes, si le dédoublement du récépissé sanctionnant la création d’une association participe à une relative lenteur de la procédure administrative, cela ne contrevient pas au principe de la déclaration, et non l’autorisation comme on a coutume de croire, qui demeure le régime juridique unique réglementant le droit de création des associations au Maroc.
S’agissant des mesures privatives de liberté, il faut signaler que le texte de 2002 a procédé, sinon par élimination intégrale des peines d’emprisonnement, du moins à la révision à la baisse et des amendes et des peines de prison. Un tableau comparatif avec les amendes et les peines prévues dans les textes de 1958 et les amendements de 1973 permet de conclure que, dans la nouvelle loi, les peines sont toutes revues à une baisse substantielle, parfois à sa pure suppression (le cas des articles 7, 8, 20 et 36) ainsi que le montant des amendes.
La revendication du tissu associatif et d’une partie des députés et des conseillers des deux chambres du parlement à ce propos était que toutes les peines de prison soient supprimées, en ce sens que le Code pénal est déjà éloquent sur la question. En fait, comme cela est vérifiable dans tous les systèmes juridiques préventifs de par le monde, en plus des peines prévues dans les Codes pénal et de procédure pénale, un système de peine indépendant est prévu en cas de violation de lois spécifiques comme la presse, les associations et les rassemblements publics.
Sur un autre plan intéressant les commodités dont bénéficient un certain type d’associations, la déclaration d’utilité publique relève, à cet égard, d’un régime spécial qui ne confère aucunement à l’automaticité.
A cet égard, le débat portant sur la légitimité de l’appréciation accordée à l’autorité compétente (sur décret) de statuer, au cas par cas, en la matière relève d’un conflit d’intérêt plus que de l’objectivité inhérente à tout examen portant sur l’utilité publique. D’ailleurs, en élargissant la jouissance de cette ‘’faveur’’, l’utilité publique perd matériellement son caractère ‘’privilégié’’. Cela n’enlève en rien au caractère discrétionnaire revendiqué par l’administration, à condition que cela soit fait dans la transparence la plus totale possible.
La revendication exprimée ça et là sur cette question fait obligation à la loi de réglementer de manière rigoureuse les conditions permettant à une association d’être automatiquement déclarée d’utilité publique, loin du bon plaisir administratif. Revendication rejetée par le gouvernement, mais avec cette atténuation introduite dans le texte adopté en 2002, qui oblige le Secrétariat général du gouvernement, organe parrainant cette mesure, à ne statuer qu’après avis du département d’intervention de l’association demanderesse.
A l’approche globale de la loi portant sur les associations, il paraît clair que l’essence du débat ayant accompagné son adoption a été plus passionnelle que réellement problématique.
Encore faut-il pouvoir faire la différence entre l’intérêt catégoriel conjoncturel et l’intérêt général tel, que celui-ci est généralement intériorisé dans et par la société, tissu associatif compris.
Najib BENSBIA, 01/01/2009