Sans le comprendre, ou en s’en foutant éperdument, Bush Jr remue le couteau dans la plaie et joue toujours avec l’orgueil arabe et musulman. Or, en détruisant l’Irak, en humiliant son peuple, en disant vulgairement au monde son incapacité à s’opposer au leadership américain, les USA redonnent vigueur à la rue arabe agitée et à l’islamisme récupérateur. En cela, les Américains atteignent deux cibles conjointes : la nation arabe, en la faisant vomir ses dirigeants, et les appareils d’Etat arabes en les délégitimant éperdument au regard de leurs propre ego aujourd’hui en défaillance totale.
Les Arabes, aux yeux du monde, sont cette infime potion que l’on somme de se mettre au pas…
Le 16 décembre 1998 (à 23H30), le Conseil de sécurité est humilié. Les États-Unis venaient de bombarder Baghdad, en parfaite complicité active de la Grande Bretagne. Le musulman venait juste d’accueillir le mois de Ramadan. Meurtri jusqu’au profond de son orgueil de diplomate en chef de l’ONU, le Secrétaire Général en exercice (Kofi Annan) soupire, comme par dépit: «C’est un triste jour pour les Nations Unies !». Remake de cette triste histoire et coïncidence maléfique, les USA s'apprêtent à refaire la guerre totale à l'Irak, à la veille du mois de Ramadan, au risque d'emporter tout le monde arabe dans la tourmente du délabrement étatique.
Bush fils veut terminer ce qu’a commencé Bush père. Cela est dans la lignée familiale que d’anéantir ce qui est déjà vaincu. L’Irak, cible rêvée de l’Américain en randonnée triomphaliste, est aujourd’hui sous la mire déconstructrice yankee, histoire de signifier à l’Arabe, doublé d’un musulman, qu’il est quantité négligeable dans le désordre mondial contemporain. Car, au fond, à quoi servirait le monde arabe actuel s’il ne se prêtait pas à l’assouvissement des caprices occidentaux ! Les rasions à cette permissivité sont en fait à chercher dans le propre de la destinée arabe elle-même.
La raison asservissante
Le politique arabe contemporain est ancré dans l’axiome occidental de la modernité. Cet axiome se caractérise par la renaissance s’articulant autour de trois leviers fondamentaux: l’esprit scientifique, le rationalisme philosophique et le libéralisme (politique et économique) enrôlé dans ce qu’il est convenu d’appeler la démocratie représentative (fondée sur les élections au suffrage universel direct). Or, bien que copiant (ou mimant) le modèle institutionnel occidental, l’État arabe n’a pu générer ni un esprit scientifique tourné vers l’innovation et l’industrie des technologies de développement, ni un libéralisme préalable, le système de représentation parlementaire étant plutôt une parodie de démocratie (avec ses 99,99% des voix exprimées). Quant au rationalisme philosophique, le monde arabe ne peut s’en prévaloir, l’échec de son projet de libération étant patent, la pensée moderniste peinant à être reflétée dans les attentes des masses populaires, soumises à l’appauvrissement et à l’indigence politiques, alors que les tentatives socialisantes, qui auraient pu prendre le flambeau de la libération de l’Homme arabe, ont toutes tourné court, en se travestissant soit en dictature militaire à peine voilée, soit en totalitarisme fondé sur le parti unique/parti État...
Ainsi, face à l’autocratisme du régime et au totalitarisme du chef, d’une part, l’échec du projet d’unité nationale panarabe, d’autre part, le monde arabe a essuyé plusieurs défaites, dont la plus cinglante est celle de la guerre des six jours contre Israël, en 1967 et dont les effets matériels directs manipulent la pensée collective arabe. Dans ce contexte général, l’Etat arabe n’a pu relever le défi ni de la démocratie ni de la prospérité, et moins encore celui de la renaissance et de l’émancipation des larves archaïques du passé sodomisant.
Face à ce triple échec, les courants islamistes broutent dans les eaux troubles de la défaite politique des ‘’modernistes’’, en se posant en objecteurs de la conscience authentique et prônant le retour à la raison islamique des pères fondateurs de l’Islam. Ce faisant, ils perturbent la tranquillité instable du système d’État arabe moderne et constituent, de ce fait et à terme, le recours ultime de ceux qui ne se retrouvent plus ni dans la conception unioniste panarabe, ni dans les illusions modernistes d’intellectuels nationalistes soufflant la liberté de pensée et d’expression telle que vantée par le système politique occidental.
En effet, bien qu’étalé sur un espace territorial continu, du Maghreb à l’Asie, le monde arabe est un conglomérat paradoxal d’ambitions individualistes réfrénées, de choix politiques exclusifs et de prétentions culturelles narcissiques. Il se trouve, aujourd’hui, que la conquête, la reconquête de l’identité arabe ne pourrait se faire que dans et par la lutte armée, comme par le passé récent. Ce faisant, la rénovation et la renaissance arabe et islamique s’identifient, depuis le 17 janvier 1991, au rejet de l’américano-occidental, présenté dans ce contexte comme le principal perturbateur de l’harmonie identitaire arabe et islamique.
En s’élevant contre l’Occident américain qui piétine la dignité irakienne, les peuples arabes se soulèvent contre l’oppression et en appellent à la violence armée contre l’agresseur. En applaudissant déjà à l’invasion irakienne du Koweït, la rue arabe acclamait en fait l’affrontement avec l’impérialisme américain, qui a fait de la région du Golfe une chasse gardée et un Eden de la société de consommation occidentale. Cette rue, dans son inconscient le plus chimérique, souscrit à la guerre totale, civilisationnelle, contre le nouvel impérialisme qui a fait de l’ONU son cheval de recolonisation arabe.
Or, comme dans un drame antique, avec la tragédie irakienne, c’est tout le politique arabe qui vit au trépas du courage et de l’affrontement libérateur. L’intermède koweïtien a été perçu par la plupart des dirigeants arabes sous l’angle de l’autoconservation, chaque État s’étant senti comme menacé dans son corps subjectif. La ‘’menace’’ irakienne a fait tâche d’huile dans l’ego du directoire arabe. Chaque régime s’est vu envahi dans ses frontières, surtout ces micro-États dont le tracé territorial a été tissé de la main coloniale. On comprend que la première réaction des dirigeants arabes fût la condamnation (tacite ou expresse) de l’invasion, avant la participation, sinon au bombardement de l’armée irakienne et de Baghdad, du moins par la légitimation de l’agression intégrale contre l’Irak et son peuple. Le politique arabe s’est cantonné dans l’auto-flagellation par Occident interposé.
Le dindon de la farce
Bien sûr, le béret onusien a servi de cache-museau à la volonté de puissance américano-occidentale d’en finir avec cet Arabe perturbateur qu’est -que fut- l’Irak. Mais, vu de Washington, le muselage du régime irakien est le leitmotiv qui a animé l’adhésion quasi-spontanée (mécanique serait plus correcte) anti-irakienne dont ont fait preuve tous les dirigeants arabes (exception faite de la Jordanie et de l’OLP). La flagellation du politique arabe n’est pas à chercher dans le propre de l’adhésion guerrière contre l’Irak, mais plutôt dans le divorce immédiat constaté entre la rue, l’opinion publique arabe et les dirigeants de ce monde qui parle la même langue et consomme la même éthique religieuse, l’Islam.
L’effervescence de la rue dans les principales villes arabes a constitué une autre menace dont l’Irak fut tenu pour responsable. Maintenue en état d’asservissement total, l’opinion publique arabe a saisi l’événement de l’agression contre l’Irak pour dire son rejet de la politique intérieure, en la redimensionnant sur le plan du nationalisme panarabe. Les manifestations de la rue dans toutes les capitales arabes signifiaient/visaient tout autant la stigmatisation des régimes politiques intérieurs qu’une révolte contre l’agresseur impérialiste américano-européen. On a vu ce qu’a fait la manipulation islamiste de cette rue giclant l’anti-américanisme primaire.
La crise Irak/USA/ONU de 1990-91 fut l’occasion de mesurer, à sa juste valeur, l’indigence du politique arabe, orienté sur l’instinct primaire de la peur occidentale (au sens large), d’une part, et de l’incapacité à saisir la dimension historique du soulèvement de la rue contre une agression qui s’assimile à la mise à mort du panarabisme, d’autre part. Car, dans son fondement et dans la conscience arabe et islamique pure, la destruction de l’Irak porte en ses différentes particules la mise à mort du nationalisme panarabe et constitue, de ce fait, la soumission totale du destin arabe à la volonté de puissance étrangère (au sens philosophique et culturel de l’acception d’étranger). L’opinion publique arabe demeure, là aussi, mille lieux en avance sur le politique officiel arabe. Elle croit voir dans la cible Irak la désarticulation substantielle de tout le corps arabe. Le danger est donc là, dans le sursaut de la dignité, face à ce qui s’assimile à une guerre frontale de civilisations.
Dans ce cadre générique, Saddam Hussein n’est que le dindon objectif de la farce américaine. Car, au-delà et en de-çà de ce dernier, c’est toute la conception du partage humain du monde qui est articulée dans la cavalcade Bush contre l’Irak démuni, appauvri et solitaire.
Alors disons-le de la manière la plus simple à Bush Jr et Cie : si les USA attaquent de nouveau l’Irak, en faisant fi de la sensibilité identitaire arabe et musulmane, ce n’est pas Saddam qu’elle détruit, mais tous les appareils d’Etats arabes dans leur tissu social et leur âme de gourous de la Communauté internationale. En cela, les Etats Unis d’Amérique donneraient une énième chance à tous les extrémistes musulmans de prendre leur ultime revanche. Le prix à payer sera alors onéreux; très onéreux pour tout le monde.
Najib BENSBIA, 24/05/2004