Najib BENSBIA, 24/11/2002
------------
L’influence directe de la civilisation arabe et islamique sur le façonnement du mode de pensée occidental, durant de longs siècles, est reconnue par des philosophes de l’histoire aussi prestigieux qu’Arnold Toynbee, pourtant avare de référence en ce sens. Toynbee, malgré le fait qu’il se refuse à reconnaître la prégnance durable de la civilisation arabe sur le Moyen-âge occidental, ne peut que noter que le califat abbasside est l’âge d’or de la civilisation humaine, dont Baghdad a assuré le rayonnement culturel sur la pensée et le conscient collectif des hommes de cette période de l’histoire universelle.
A. Toynbee, dans son ‘’Histoire’’ du monde et des civilisations humaines, n’a d’autre alternative que d’affirmer qu’au ''Moyen-âge, c’est souvent par des versions musulmanes que des oeuvres grecques ont été connues en Occident''. Parce que l’Arabe du 11è siècle a sauvé l’Occident inculte, englouti qu’il fût dans des guerres interminables, vivant de bouffe et de sexe avec démesure, au moment où l’Arabe intégrait la pensée grecque à son patrimoine culturel en y apportant sa sensibilité, sa perception, son intelligence et son savoir propre. Toynbee reconnaît, malgré lui, dans son chapitre sur les ‘’rencontres avec les civilisations helléniques’’, le rôle déterminant et primordial de la pensée arabe et islamique ainsi que l’imprégnation occidentale par cette pensée, notamment sous le Califat abbasside dont Baghdad a assuré le rayonnement culturel sur l’univers des hommes. Toynbee rappelle, presque à son insu, que les Arabes ont introduit les adaptations propres à leur esprit et à leur pensée aux traductions faites des oeuvres helléniques.
Avant lui, le témoignage d’un orientaliste américain rappelle à l’esprit chauvin occidental la lumière des Arabes (Philip K. Hitti, Précis d’histoire des Arabes, Payot, 1950) : ''Ce n’est pas simplement un empire, mais aussi et plus encore une culture qu’ont fondée les Arabes. Héritiers des antiques civilisations qui jadis ont fleuri sur les rives du Tigre et l’Euphrate, sur les bords du Nil et le rivage oriental de la Méditerranée, ils ont de même absorbé et assimilé les principaux traits de la culture greco-romaine, de sorte que par la suite ils ont pu transmettre à l’Europe du Moyen-âge une bonne part des influences intellectuelles qui sont venues réveiller le monde occidental et l’engager sur la voie de ce que nous appelons la renaissance''. Édifiant, n'est-ce pas !
Au fin fond de sa mémoire récalcitrante, l’Occident sait qu’au cœur de son Moyen-âge ténébreux s’étendait une civilisation éclairée, radieuse, fondatrice de la liberté du culte et de l’engagement éthique dans les sciences de l’homme et de la nature comme le note le même historien orientaliste Hitti : ''Pendant toute la première partie du Moyen-âge nul peuple n’a apporté au progrès humain une contribution aussi importante que celle des Arabes... Leurs érudits étudiaient Aristote à l’époque où Charlemagne et ses pairs apprenaient à grand-peine à signer leurs noms...''.
En d’autres termes, au risque de paraître sommaire, ce que les Occidentaux ont appris d’instructif et d’utile à leur progrès leur a été légué par une civilisation fondatrice, la civilisation arabe. Certes, ce qui réconforte l’Occident d’aujourd’hui, c’est que l’Arabe est resté là où l’a laissé l’essor andalous, avant de sombrer dans la décrépitude qui est actuellement la sienne. Il vit encore et toujours sur le souvenir de cette histoire close des temps de jadis. D'où l'intérêt du cas irakien face aux USA et au monde.
En 1990, l’Irak est une puissance militaire régionale incontestable. Il était alors évident que cette montée en puissance déséquilibrât le jeu de dominos alimentant l’immersion d’Israël en tant que gendarme américain au Moyen-Orient. Cette position a donné, fort imprudemment, à l’Irak des ailes qui devenaient trop larges pour nombre de pays arabes de la région, notamment l’Égypte et la Syrie. À la première escarmouche, mettant en cause cette puissance régionale irakienne, ces États ont montré les dents de loup dont l’Américain n’a soutiré que ce qui servait sa stratégie guerrière contre le perturbateur irakien.
Au lieu de voir dans la promptitude à punir l’Irak, pour un fait et un seul (l’invasion du Koweït), sans tenir compte des signes d’apaisement que l’État irakien était disposé à montrer si on avait voulu réellement sortir de la crise avec le moins de dégâts possibles (pour l’Irak s’entend). Ce qui explique que les États arabes, plus rapides que leur ombre à avaliser l’attaque contre un pays arabe, aient donné la preuve de leur irritation face à la montée en force de l’armée et de la logistique de Baghdad.
Or, il était évident, pour le plus obtus des observateurs, que la mise en échec et mat de l’Irak procédait d’une triple volonté américaine, volonté qui était, de surcroît, largement préméditée de longue date: ne rien céder à sa volonté de contrôler l’énergie se trouvant en terre arabe, s’assurer de la viabilité de son alliance stratégique avec Israël et renvoyer dos à dos tous les Arabes, qu’ils soient dans le sillage américano-européen ou qu’ils s’activent en adversité avec l’Occident. En agissant ainsi, les Etats arabes ont tout simplement renié leur passé identitaire et provoqué l'entrée en oubli historique leur devenir en tant que Nation éclairée de l'univers.
Avec le léger recul que permet l'actualité brûlante de ce conflit, il est à affirmer que la 2è guerre du Golfe a constitué - constitue - un camouflet à l'ego arabe et musulman et, dans sa portée stratégique, une véritable remise en cause de la stratégie des ensembles régionaux à laquelle prétendait le monde arabe, que ce soit via le Conseil de Coopération du Golfe ou l’Union du Maghreb Arabe, ou encore le Marché unique arabe, cette belle litanie dont rêve encore l’intelligentsia arabe en mal d’harmonie économico-politique.
La déconstruction de l’Irak a, en effet, stoppé net les prémisses d’un Ordre arabe commun, bien que balbutiant, dont l’intégration économique et financière pouvait annoncer le grand dessein.